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PLUS QU'UN JEU, SON METIER: WORLD LOGIC DESIGNER

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Comment un monde virtuel de jeu vidéo fait-il pour paraître crédible aux yeux du joueur ? Quels éléments de décor, de population, de mythologie faut-il pour y arriver ? C’est toute la mission d’Eric Simon, World Logic Designer chez Ubisoft Paris, qui nous raconte son métier et comment il a notamment participé à la création du monde de Ghost Recon : Wildlands.

WORLD LOGIC DESIGNER EST UN MÉTIER QUE L’ON NE SOUPÇONNE PAS FORCÉMENT QUAND ON PENSE À L’INDUSTRIE DU JEU VIDÉO. EN QUOI CONSISTE-T-IL ?

ERIC SIMON C’est un métier qui a deux objectifs dans le développement d’un jeu vidéo. Le premier, c’est s’assurer de la construction du monde où le jeu se déroule, concevoir cet univers. Et le second, c’est s’assurer de sa cohérence et sa logique interne. Bien sûr, certains jeux n’ont pas besoin de ce travail. Le monde de Pac-Man est assez réduit évidemment. Mais dans des jeux comme les mondes ouverts, les MMO ou les RPG, il faut que le monde soit bien conçu et cohérent. On aide à définir les règles de l’univers dans lequel le joueur évolue. On peut même dire que l’on aide à concevoir la mythologie de cet univers au sens large : quelle est son histoire, ses mythes, sa population, leur culture, etc. Bien sûr, le World Logic Designer n’est pas un petit Tolkien qui va décider seul depuis sa tour d’ivoire. C’est un travail collectif, très transversal, on collabore avec tous les corps de métier.

Après des études de géologie, Eric Simon, 57 ans, s'est orienté vers le jeu de rôle papier avant de rejoindre l'industrie des jeux vidéo au milieu des années 1990. Il est aujourd'hui World Logic Designer à Ubisoft Paris.

J'aime : « Découvrir et apprendre des choses nouvelles. Je pourrais passer des journées entières à lire des livres, regarder des reportages. »

Je n'aime pas ; « Perdre mon temps. C’est une ressource qui, au fil des ans, se raréfie et que l’on apprend à valoriser. »

COMMENT CE MÉTIER EST-IL APPARU ? A QUEL BESOIN RÉPONDAIT-IL CHEZ UBISOFT ?

E. S. Il est devenu nécessaire quand le monde est devenu important. Auparavant, le travail sur le monde était partagé entre les artistes, les designers, les développeurs ; il n’y avait pas une personne chargée de tout centraliser à ce sujet. Mais quand les MMO et les mondes ouverts se sont développés, se sont complexifiés, ce métier est devenu important. Les joueurs commençaient à passer non plus une dizaine d’heures, mais plus d’une centaine dans ces mondes virtuels, il fallait donc s’assurer qu’ils soient intéressants, qu’ils tiennent debout et soient variés.

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IL N’Y A PAS NON PLUS DE FORMATION SPÉCIFIQUE POUR CE MÉTIER. PEUX-TU NOUS DIRE UN MOT SUR TON PARCOURS PROFESSIONNEL ET COMMENT TU AS ÉTÉ AMENÉ À OCCUPER TON POSTE ACTUEL ?

E. S. Mon parcours a été long et sinueux. J’ai commencé par des études en géologie, ce qui se révèle bien utile aujourd’hui quand je travaille sur la topographie de nos mondes virtuels. Mais en 1987, une maison d’édition de jeux de rôle papier m’a proposé un poste de designer. C’était ma grande passion, et j’y suis resté jusqu’à 1995. J’ai ensuite rejoint le monde du jeu vidéo, dans plusieurs sociétés avant d’arriver chez Ubisoft en 2008. J’ai occupé différents postes, mais lorsqu’il a été décidé que Ghost Recon : Wildlands serait un monde ouvert, le besoin d’un World Logic Designer s’est fait ressentir et comme cela m’intéressait beaucoup, j’ai levé la main et les directeurs du jeu m’ont fait confiance pour cette mission.

LES MONDES, QU’ILS SOIENT ANCIENS, MYTHOLOGIQUES OU ACTUELS, T’ONT TOUJOURS FASCINÉ. D’OÙ VIENT CETTE PASSION ?

E. S. Quand j’étais enfant, mon père avait dans sa bibliothèque une collection de grands volumes traitant de l’histoires des civilisations. Je regardais beaucoup les images, et cela me fascinait de découvrir tous ces mondes disparus, c’était comme prendre un portail magique et voyager vers d’autres univers. Cette passion ne m’a jamais quitté. Et quand j’ai commencé à jouer à des jeux de rôle papier, je suis vite passé du rôle de joueur à celui de maître du jeu, créant mes propres scénarios et univers. Et je continue de lire beaucoup, en ce moment notamment un codex aztèque, un ouvrage qui a survécu à l’invasion des Conquistadors. Il s’agit d’un mélange de calendriers et de récits initiatiques dans le monde des esprits. C’est très intéressant d’entrevoir la façon dont les Aztèques percevaient la réalité et l’inframonde.

CRÉER UN MONDE OUVERT, C’EST CRÉER TOUTE UNE HISTOIRE, UNE CARTE, UNE CULTURE, UNE MYTHOLOGIE. POUR UN JEU COMME GHOST RECON WILDLANDS, INSPIRÉ DE LA RÉALITÉ, DE QUELLE MANIÈRE SE DÉROULE LA PHASE DE DOCUMENTATION ?

E. S. Il a fallu que l’on puise le plus possible dans la réalité, dans des informations authentiques et non biaisées, pour ensuite inventer notre monde fictif. Comme Ghost Recon est un jeu de fantaisie militaire, j’ai commencé mes recherches auprès de l’US War College, un site de l’armée américaine où de nombreux chercheurs publient leurs travaux. A l’époque, ils parlaient de guerres désormais hybrides, où les « ennemis » sont protéiformes, multiples. Ils citaient notamment les cartels mexicains, capables de déstabiliser des Etats entiers. J’ai poursuivi dans ce sens, lisant des rapports de l’armée au Sénat Américain, de l’ONU, de la CIA, de la DEA (agence fédérale américaine chargée de la lutte contre le trafic de drogues, NDLR). J’ai aussi découvert le travail de deux chercheurs français, David Weinberger qui travaillait sur les cartels mexicains, et David Recondo qui étudiait leurs cultes. A tout cela se sont ajoutées beaucoup de recherches sur les cultures et la géographie de l’Amérique du Sud.

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UNE FOIS CES INFORMATIONS RÉUNIES, COMMENT POSEZ-VOUS LES BASES DU MONDE QUE VOUS CRÉEZ ?

E. S. Avec toutes les informations réunies, on passe en phase de création. On choisit donc un axe, un fil rouge autour duquel tous les éléments du jeu vont se tisser. Ce fil rouge pour Wildlands, c’était un monde de tradition sud-américaine envahi par un cartel. J’ai pris cet axiome auquel j’ai ajouté progressivement des couches : la topographie, les écosystèmes, les activités humaines et agricoles comme la culture de la coca, les activités industrielles comme les gisements de pétrole et de gaz, le tissu urbain, les réseaux de transports, les vestiges de l’histoire encore présents, etc. Il faut ensuite nommer chaque endroit, chaque rivière, chaque montagne, chaque ville. Cela nous permet de créer des provinces à l’identité unique. On s’est ensuite mis dans la tête de l’ennemi du jeu, le chef du cartel qui domine ce pays, afin de voir comment il exploiterait chaque région pour arriver à ses fins. Dans une région, il va installer ses laboratoires, dans un autre un atelier secret pour construire de petits sous-marins destinés au transport de cocaïne.

PEUX-TU NOUS DIRE UN MOT SUR TA COLLABORATION AVEC LES DIFFÉRENTES ÉQUIPES DE PRODUCTION, QUI PEUVENT REGROUPER PLUSIEURS CENTAINES DE PERSONNES. EST-CE DIFFICILE DE S’ASSURER QUE LE MONDE GARDE SA CONSISTANCE, SA LOGIQUE ?

E. S. Une fois que l’on a défini et documenté les intentions créatives, il faut qu’on les communique à toutes les équipes de production et s’assurer de la cohésion. Par exemple, les World Builders et les Graphistes ont commencé à travailler sur les bâtiments qui peupleraient le monde. Et je me souviens d’un jour où on m’a envoyé des références pour créer un bar. Mais un bar dont le design était plus européen que sud-américain. J’ai donc mis en place des fiches pour une centaine de types de bâtiments clefs, afin que tout le monde puisse avoir les bonnes références et que cela respecte le fil rouge originel.

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EN REVANCHE, LES MONDES DE JEUX VIDÉO NE PEUVENT PAS SE PERMETTRE D’ÊTRE TOUT À FAIT RÉALISTES. IL FAUT QU’IL SE PASSE DES CHOSES POUR QUE LE JOUEUR NE S’Y ENNUIE PAS. OÙ SE TROUVE LE BON ÉQUILIBRE ENTRE LA POSSIBILITÉ DE DÉAMBULER SANS BUT ET LE BESOIN D’ACTIVITÉS ET DE STIMULIS POUR LE JOUEUR ?

E. S. C’est vrai que la réalité peut parfois être ennuyeuse et donner envie de s’évader. C’est la fonction du jeu vidéo, surtout quand il s’agit d’un monde ouvert, qui offre une fenêtre d’évasion, d’exploration. Mais c’est vrai que, dans un shooter comme Ghost Recon, on ne peut pas se permettre de faire une simulation réaliste des forces spéciales. Si on le faisait, le joueur passerait beaucoup de temps à marcher, à se cacher, et l’action ne représenterait qu’un petit pourcent du temps de jeu. Il faut avoir une logique au service d’une fantaisie, au service du joueur et d’activités à réaliser. Il faut trouver l’équilibre entre l’immersion, que le monde reste crédible et immersif, et l’action, qui soit présente puisque c’est ce que le joueur vient chercher.

QUEL EST LE PLUS GROS CHALLENGE DE TON TRAVAIL SUR CES MONDES OUVERTS ?

E. S. Je dirais qu’il y a deux gros challenges. Le premier, c’est d’arriver à maintenir de l’avance par rapport au train de la production, car il y a des centaines de personnes qu’il faut alimenter en contenus et indications. Le second challenge, c’est arriver à faire un monde qui soit captivant pour le joueur, mais aussi pour les développeurs et World Builders. Il faut qu’on puisse surprendre les équipes de production pour que, à leur tour, elles puissent surprendre les joueurs. De notre côté, on fait le squelette du monde, mais ce sont eux qui amènent la chair, les textures, et lui donnent vie.